jeudi 29 juin 2017

Une œuvre en patois dauphinois de Blanc la Goutte, de 1729

A l'occasion d'une acquisition récente, mon intérêt s'est de nouveau porté sur une pièce majeure de la littérature patoise, le premier poème en patois de Grenoble publié par Blanc la Goutte en 1729. Ils'agit de l'Epitre en vers, au langage vulgaire de Grenoble, sur les réjoüissances qu'on y a faites pour la Naissance de Monseigneur le Dauphin. A Mademoiselle ***, publiée par André Faure, à Grenoble, en 1729.


Cette petite plaquette de 22 pages, qui est « fort rare et manque à la plupart des collections dauphinoises » selon A. Ravanat, contient le récit, sous forme de poème, des festivités données en la ville de Grenoble en l'honneur de la naissance de Louis, Dauphin de France, fils de Louis XV, né le 4 septembre 1729 au château de Versailles. Le poème est dédié à une demoiselle qui est l'amoureuse du poète. Alors qu'ils devaient se retrouver pour ces fêtes, elle ne vient pas : « Je t'atendy long-temp ».  Il entreprend alors de lui conter ces « réjoüissances » en patois. La suite du poème est le récit de ces journées qui débutèrent le samedi soir 24 septembre 1729 pour se terminer le mardi 27 septembre. Elles se prolongèrent par une soirée de théâtre gratuit le jeudi 29 septembre et un bal le dimanche 2 octobre. Dans les quelques mots adressés à son amoureuse à la fin du poème, il exprime ce vœu : « Dieu volie que din pou, je te veïeso epousa » [Que Dieu veuille que sous peu je te voie mon épouse].

Pour ceux qui veulent se familiariser avec le patois grenoblois, du franco-provençal, cet extrait du début du texte qui contient l'évocation de ce rendez-vous raté entre le poète et son amoureuse, qui l'a laissé« Cretin ».


Te m'aya ben promey de quitta tou zafare,
Quan te sauria lo jour qu'on farit le fanfare.
Je t'envoyi Piarrot t'u dire de ma part.
Je t'ally v devan divendre su lo tart,
Je t'atendy long-temp. N'y faliet pa songié,
Je me couchy cretin, san beyre ny migié.
Te vin de me manda que te n'u pa leizy,
Que si je t'écrivin, je te farin pléizy,
Te vodria lo detalde touta cela fêta.
Pe te lo fare bien, faudrit un autra têta.
Faziet biau vey, ma Pouta, et pe te contenta,
Du mieu que je sourey, je tu voy raconta,
En patoy, san façon, te m'ordone d'écrire,
D'acord; mais su ma fey t'ourez pena du lire.

Traduction (G. Tuaillon) :
Tu m'avais bien promis de quitter tes occupations,
Quand tu saurais le jour où l'on ferait la fête.
Je t'ai envoyé Pierrot te le dire de ma part;
Je suis allé à ta rencontre, vendredi sur le tard,
Je t'ai attendue longtemps. Mais il n'aurait pas fallu y songer,
Je me suis couché tout bête, sans boire et sans manger.
Tu viens de me faire savoir que tu n'as pas eu le temps,
Que, si je t'écrivais, je te ferais plaisir
Et que tu voudrais le détail de toute cette fête.
Pour te faire un bon récit, il faudrait une autre tête.
Que c'était beau à voir, nia Petite ! Et pour te contenter,
Du mieux que je pourrai, je vais te le raconter.
En patois, tout simplement, tu m'ordonnes d'écrire.
D'accord; mais tu auras, ma foi! de la peine à le lire!

J'ai étudié l'histoire du texte et de ses publications. Je vous renvoie à la page que je lui consacre (cliquez-ici).

Pour couronner le tout, la plaquette est bien reliée, en plein vélin. Elle porte sur les plats un monogramme (AL) que je n'ai pas identifié (avis aux savants bibliophiles !). C'est probablement l'amateur qui a fait relier cette plaquette au XIXe pour lui donner un écrin à la hauteur de la rareté et de l'intérêt du texte.



lundi 19 juin 2017

Une vue ancienne du Pelvoux

Les vues anciennes du massif du Pelvoux sont suffisamment rares pour que celle-ci mérite quelques recherches.


Il s'agit d'une aquarelle de 14,3 cm de haut sur 24,5 cm de long. Elle n'est pas signée. Elle est collée sur une feuille cartonnée qui porte la légende : Le Pelvoux. C'est grâce à une information que j'avais mise de côté depuis plusieurs années que j'ai pu identifier l'auteur. En effet, en 2013, une maison de ventes aux enchères de La Flèche a proposé une série de 13 aquarelles représentant des paysages (pour voir : cliquez-ici, à partir du lot 180), dont la première, la vue depuis le Pic du Midi, dans les Pyrénées, est signée Gobaut. On y trouve cette même vue du Pelvoux. La similitude de style de l'ensemble des aquarelles permet d'attribuer toute la série au même Gobaut.

Signature de Gobaut sur la vue du Pic du Midi.

Le peintre est Gaspard Gobaut (Paris 24/12/1814 - Paris 15e 30/8/1882). Il entra en 1836 comme dessinateur au Dépôt de la Guerre. Il y fit toute sa carrière jusqu'à son décès, gravissant tous les échelons. Il se forma sous la direction de Siméon Fort. Il excella notamment dans la peinture à l’aquarelle représentant particulièrement les sujets de bataille. Il exposa aux Salons de 1840 à 1878. On peut voir ses œuvres au musée de Chantilly et au musée de Versailles. Il a aussi donné de nombreuses aquarelles représentant des vues de Paris, comme cette série qui est reproduite sur Gallica : cliquez-ici.

Parmi les œuvres exposées au Salon, j'ai repéré des sujets qui s'apparentent aux vues de paysages du Jura, des Alpes, d'Auvergne et des Pyrénées qui composaient la série dont j'ai parlé :
1864 : Vue de Saint-Claude (Jura), Vue de la vallée de l'Isère, prise au-dessous du fort Barraux, aquarelles.
1865 : Vallée de Luz (Hautes-Pyrénés), aquarelle.
1866 : Vue du mont Pilvoux (sic), prise au dessus du village des Claux (Hautes-Alpes), Vue de la ville et des forts de Briançon (Hautes-Alpes), aquarelles.
1867 : La Bâthie (Hautes Alpes), aquarelle.
1868 : Ravin près d'Ax (Pyrénées-Orientales), aquarelle.
1869 : Le pont du Diable, à Thueyts (Ardèche), Pont sur le Gave, au-dessous de Gavarnie (Hautes-Pyrénées), aquarelles.
1870 : Vue du mont Canigou, prise au–dessus de Prades (Pyrénées-Orientales), peinture.
1875 : Gorge de Villefranche (Pyrénées-Orientales), Vallée du Monetier (Hautes-Alpes), aquarelles.

Lors du Congrès international des sciences géographiques, organisé par la Société de Géographie en 1875, certaines des ses œuvres ont été présentées. Cette notice donne des éléments de contexte sur ces vues des montagnes françaises :
La salle d'honneur du Congrès était décorée de vues des montagnes françaises que pour la première fois le public pouvait voir réunies et à l'examen desquelles se seront certainement arrêtés les géographes. Cette intéressante collection, entreprise il y a quelques années, avait pour but de faire ressortir la différence qui sépare les formes diverses des montagnes. Il faut rendre hommage au talent avec lequel MM. Jung et Gobaut, peintres d'aquarelles attachés au Dépôt de la Guerre, se sont acquittés de leur tâche.
Avec tous ces éléments, on peut dater cette vue du Pelvoux des années 1860. Parmi les dessins reproduits sur Gallica, cette vue de Saint-Martin, près de Sallanches est datée du 23 juillet 1863, probablement lors d'une de ses excursions organisées pour peindre les vues des montagnes françaises.


Il a d'ailleurs peint une vue du Mont-Blance, depuis Servoz :


Cette vue du Pelvoux a été prise depuis le col de la Pousterle, au-dessus de Puy-Saint-Vincent. Je remercie Paul Billon-Grand, du site Vallouimages, de m'avoir fourni cette information et cette photo, avec ce commentaire : " La même vue n’est plus possible avec l'extension actuelle des pins et des mélèzes. Elle est délimitée à droite par la Champarie et à gauche par les rochers de Tournoux (point 1790). On reconnaît bien les différents éléments du relief, le Pelvoux et ses voisins sont bien figurés. Par contre, l’approche naturaliste de « retour à la vallée originelle » a amené le peintre à atténuer, voire à supprimer, les éléments construits. On distingue néanmoins deux hameaux de Puy-Saint-Vincent, et un peu la chapelle Saint-Romain, mais Vallouise, ses hameaux et ceux de Pelvoux sont gommés."



Nota :
Il reste un mystère à éclaircir sur cette aquarelle. En effet, l'aquarelle du Pelvoux passée en vente à La Flèche et cette aquarelle sont strictement identiques, autant que l'on puisse en juger sur la base de la photo de l'aquarelle passée en vente. On pourrait donc penser qu'après la vente de 2013 elle a été de nouveau remis en vente par le vendeur à qui je l'ai acheté. Pourtant, les supports (feuilles cartonnées) sont différents (tâches différemment réparties) et les écritures des titres sont légèrement différentes, malgré des similitudes (par ex : les « v » sont différents entre les deux titres).
Un hypothèse  serait que l'aquarelle a été détachée de son support d'origine (en effet, à l'origine il y avait deux aquarelles sur la même feuille cartonnée, recto-verso) et qu'elle a été collée sur un nouveau support, similaire, et qu'une main habile à tracer le titre, d'une écriture similaire à l'original. Cela aurait ainsi permis de vendre séparément les sujets "Cirque de Gavarnie" et "Pelvoux", qui étaient auparavant liés en étant sur le même support.
Une autre possibilité serait qu'il s'agisse d'une reproduction, sous forme d'une lithographie en couleurs. Mais, dans ce cas, elle serait plus courante.
A titre d'exemple, une lithographie d'après un dessin de Gobaut représentant Biarritz - Vue de l'Entrée de la Ville à l'arrivée de Bayonne, datée de 1856, lithographiée par Ch. Mercereau.



J'ai repéré la même situation sur une aquarelle de Gobaut représentant la vue depuis le Pic du Midi. Je suis en train d'enquêter.