dimanche 11 octobre 2015

Quand les Grenoblois s’amusaient…

Comme souvent, c'est l'acquisition d'un ouvrage qui m'a amené à m'intéresser aux amusements des Grenoblois au XIXe siècle.

A l'automne 1871, une nouvelle troupe prend possession du théâtre de Grenoble, la précédente ayant visiblement laissé des souvenirs mitigés. Le directeur, un certain M. Stainville, est accompagné d'un régisseur, Adolphe Le Pailleur, qui est aussi auteur, et d'une troupe de comédiens et chanteurs, dont Mme Le Pailleur. Parmi les premiers œuvres qu'ils donnent, dès le jeudi 28 septembre 1871, on trouve La Grande Duchesse de Gérolstein et une comédie mêlée de chants, en 5 actes, sur un auteur dauphinois : Gentil-Bernard. (L'Impartial Dauphinois, dimanche 1er octobre 1871)

Mais, ce que demandait le public de l'époque, c'était, certes, des créations nationales, mais aussi des revues locales. Adolphe Le Pailleur se met à l'œuvre et écrit, sûrement en quelques semaines, une revue :
De Grenoble à la Tronche.Voyage d'agrément en 4 montées et 8 relais.


C'est une œuvre qui mélange des textes,  des chansons, des aires d'opérette, de la musique. C'est le résultat d'une collaboration, plutôt que le travail d'un seul auteur : "Airs nouveaux de MM. E. Chanat & Renard. Musique orchestrée par MM. Ad. Buisson et Delattre. Direction de M. Stainville."


Au-delà de la forme, ce qui devait plaire au public était l'évocation de faits locaux, bien connus de tous : histoire, actualités, personnages historiques, « dauphinoiseries ». etc. La liste des tableaux (les « montées » du titre) donne déjà un aperçu de la variété, on pourrait presque dire le pêle-mêle, des sujets abordés :
Premier tableau. Les sept merveilles du Dauphiné.
Deuxième tableau. Grenoble à vol d'oiseau. Le chant en patois : Le Margotons, est d'Auguste Mouthier.
Troisième tableau. Le réveil de Bayard.
Quatrième tableau. Autrefois et aujourd'hui.
Cinquième tableau. La photographie dauphinoise.
Sixième tableau. Portraits sans retouche., avec une "Ode à l'amour" de Gentil-Bernard
Septième tableau. Une halte à Vaulnaveys.
Huitième tableau. Les eaux d'Uriage.

Visiblement, ces spectacles devaient beaucoup plaire au public, car 2 ans après, le journal local s'en souvient encore :
M. Cadinot s'est posé tout d'abord en continuateur de l'œuvre de M. Lepailleur. Nous lui prédisons un succès pareil à celui qu'avait eu dans notre ville, il y a deux ans, ce regretté régisseur, et nous lui recommandons d'avance la revue de l'année que son prédécesseur avait dû rendre si comique, si vrai et si profitable pour sa caisse et pour celle du directeur. (L'Impartial Dauphinois, 1er novembre 1873).

En 1885, Adolphe Le Pailleur donne une autre revue, qui rappelle quelques souvenirs au critique de théâtre de L'Impartial Dauphinois  :
Nouvelles théâtrales. — Grenoble à tort et à travers. — Ce soir a lieu la première représentation de Grenoble à tort et à travers, « Revue locale », dont l'auteur M. Lepailleur s'est déjà fait connaître par une œuvre du même genre, Grenoble à la Tronche, jouée sur notre scène en 1872. On n'a pas oublié le succès obtenu à cette époque par l'amusant panorama d'actualités locales qui se déroulait au milieu des rires et des applaudissements des spectateurs.
La Revue à laquelle nous assisterons ce soir offre les mêmes attraits, et pour parler plus exactement, elle nous promet des plus agréables surprises. Grenoble, ses environs, ses célébrités, ses industries, ses journaux, son histoire... défilent dans une série de tableaux dont la mise en scène a été l'objet de tous les soins de la direction.
N'en disons pas davantage aujourd'hui ; et attendons cette première représentation, qui sera le prélude d'un long succès : tout Grenoble ira voir sa Revue locale. (L'Impartial Dauphinois, dimanche 1er mars 1885)

J’ai fait l'effort de lire le texte de cette comédie (en partie, pour être honnête…) , pour en conclure que c'est aujourd’hui proprement illisible… Ce n'est pas tant le style, souvent vieilli, ni les faits rapportés, que l’on peut encore bien comprendre, mais c'est tout simplement une forme d’humour et de divertissement qui ne correspond plus à ce que l'on attend aujourd’hui, voire même de ce que l'on considère comme un divertissement. En disant cela, je pense que je n'exprime pas seulement ma propre perception (tout le monde n'est pas sensible au même humour). Il faut aussi dire que le texte n'a pas vocation à être lu, mais joué sur une scène. Il faudrait imaginer le spectacle, comme une opérette (je rappelle que le troupe a aussi produit sur la scène de Grenoble la Grande duchesse de Gerlostein).

A la lecture des différents rôles tenus par Mme Lepailleur, on imagine la diversité des scénettes présentées et la variété des thèmes : Méphisto, La Presse Dauphinoise, M. Collondon, Gentil-Bernard et Eau d'Uriage.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce texte oublié a été numérisé sur Gallica : cliquez-ici.

J'en connais au moins un qui a beaucoup aimé ce spectacle, c'est Paul Couturier de Royas. Quelques jours après la première, qui a eu lieu le samedi 27 janvier 1872, le libraire Maisonville de Grenoble, imprime le texte à 100 exemplaires, dont 20 sur un beau papier Hollande, sous une couverture illustrée. Il est annoncé à la vente pour le dimanche 4 février 1872. Paul Couturier de Royas, se porte tout de suite acquéreur de l'exemplaire n° 2.


J'en déduis qu'au-delà du simple intérêt pour une « dauphinoiserie », il a dû suffisamment apprécier le spectacle et le texte, pour le faire relier dans un beau maroquin rouge, au dos richement orné. Comme il se doit, dans les caissons du dos, se trouvent des petits dauphins dorés.



A la vue de ce petit ouvrage précieux, imprimé sur beau papier, on mesure l'écart entre ce monde de la deuxième moitié du XIXe siècle et le nôtre.

Vue actuelle de la façade du théâtre sur le quai de l'Isère

PS :
Je ne préjuge pas que ce qui nous fait rire et nous distrait aujourd’hui sera capable de distraire nos descendants dans 150 ans ! Si tant est qu'il en reste quelque chose, car nos distractions n'ont même plus droit à un support aussi pérenne et solide qu'un beau papier de Hollande (je ne parle même pas d'une reliure en maroquin).

Deuxième PS :
Notre amuseur en chef, Adolphe Le Pailleur (Rouen 1838- après 1922) a été un auteur très prolifique, célèbre et célébré. En fouillant dans les journaux d'époque, on trouve une notice biographique, où l'on voit que sa production a été très abondante (L’Écho des Jeunes, 1er mars 1901 : cliquez-ici). Là-aussi, il n'en reste quasiment plus rien, même pas une notice biographique dans un dictionnaire, ni de notice Wikipédia… Sic transit gloria

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