lundi 14 septembre 2015

Les Briançonnais vus par un inspecteur des Eaux et Forêts au début du XXe siècle.

Une étude documentée sur la situation forestière et pastorale du Briançonnais peut se révéler instructive sur la vision de la société briançonnaise par un fonctionnaire des Eaux et Forêts,  progressiste et acquis aux idées de l'époque sur le développement économique des montagnes, au début du XXe siècle.


Pierre Buffault (1866-1942) a passé deux ans dans le Briançonnais comme inspecteur des Eaux et Forêts. 


Comme il le dit lui-même, il en a gardé des « sentiments d'admiration pour ses beautés naturelles, de sympathie pour ses qualités morales, d'intérêt pour sa situation économique, que le Briançonnais nous a laissés, durables et profonds, après un bref séjour ». Il publie en 1913 :
Le Briançonnais forestier et pastoral. Essai de monographie.
Paris-Nancy, Berger-Levrault, Libraires-Éditeurs, 1913, in-8°, 232 pp., 3 cartes et un schéma dans le texte, 11 planches hors texte avec 22 photographies en noir et blanc.

Je vous laisse découvrir ses points de vue  sur les politiques de reboisement des montagnes, de restauration des pâturages et sur la transhumance (cliquez-ici). Ce sont souvent des points de vue modérés et respectueux de la situation locale. Ce que je veux surtout mettre en exergue, c'est sa vision des Briançonnais, dans un chapitre particulièrement consacré à l'Étude de l'habitant. J'ai sélectionné quelques extraits, qui en disent probablement autant sur les habitants du Briançonnais que sur celui qui les regarde et les décrit. 

Dans le chapitre : Hygiène. Maladies :
Ce qui caractérise le plus, malheureusement, ces populations du Haut-Dauphiné, c'est l'absence absolue d'hygiène et même de simple propreté, sauf de rarissimes exceptions.
L'usage de l'eau et des ablutions est totalement ignoré, bien entendu, mais, en outre, on vit dans la crasse et la saleté accumulées, ainsi qu'en témoignent les vêtements tachés et poussiéreux, les cols de chemise noirs de crasse, les enfants malpropres, les intérieurs de logis jamais nettoyés

Dans beaucoup de villages, notamment en Vallouise, on couche l'hiver dans des draps en laine ou même dans des peaux de mouton plus ou moins mal mégissées. Ces peaux ne sont jamais nettoyées et servent à plusieurs générations; ces draps ne sont lavés qu'une fois par an, à Pâques; c'est assez dire dans quel état peu engageant et antihygiénique se trouve cette literie

Les deux maladies qui sévissent dans le Haut-Dauphiné et en sont caractéristiques — bien qu'en décroissance cependant — sont le goitre et le crétinisme. [...] Il nous semble que les causes principales, primordiales de ces deux affections, sont le manque d'hygiène, l'insuffisance d'alimentation et les rapprochements consanguins multipliés que comportent les mœurs des populations briançonnaises les plus arriérées (Vallouise et Saint-Chaffrey), précisément celles qui présentent le plus de goitreux et de crétins.

Nous ne pouvons oublier l'impression éprouvée lors de notre premier passage dans certain village de la Vallouise : de petits hommes, que nous prîmes d'abord pour de jeunes garçons, nous saluaient avec un sourire hébété sur leur visage glabre, à peau ridée, parcheminée et jaune ; des femmes, assises au soleil devant leurs maisons, tricotaient, littéralement couvertes de mouches; plus loin, un idiot, bizarrement accoutré, somnolait, accroupi au soleil, sur le seuil d'une porte, couvert lui aussi de mouches innombrables; sur les balcons des maisons ou sur des cordes tendues séchaient des effets et surtout des draps de laine roussis par l'usage et lieu d'élection encore d'essaims de mouches avides; les portes des maisons laissaient entrevoir des écuries ou des logis sales et sombres; du fumier et des excréments d'animaux se voyaient partout auprès des maisons et dans la rue, et toute cette misère et cette malpropreté contrastait douloureusement avec le soleil éclatant et l'idéal azur du ciel.
Dans le chapitre : Mentalité. Caractère :
Ils sont généralement intelligents, aptes au commerce, adroits en affaires, méfiants, mais honnêtes.
Très économes et sobres, ils se contentent de très peu. Mais ils ne sont vraiment ni laborieux, ni ingénieux. Indolents en même temps que sobres, ils recherchent plutôt le moindre effort. Sous ce rapport, ils participent du tempérament méridional.

Très routiniers, ils ne tirent cependant pas tout le profit possible et rationnel des ressources de leur pays. Pourtant ils sont instruits et supérieurs sous ce rapport à bien d'autres régions de France.

Très attachés à leur pays [...], ils ont le caractère indépendant, l'amour de l'égalité et de l'équité, qualités chez eux héréditaires. Ils n'en sont pas moins respectueux de l'autorité et fort déférents avec les fonctionnaires. A ces derniers, ils promettent d'ailleurs aisément ce qu'on leur demande, mais sans l'intention ferme de tenir leur promesse.

La méfiance qui est dans le caractère de tout montagnard et de tout paysan dispose encore peu le Briançonnais aux associations corporatives.
Dans le chapitre : Processivité. Criminalité :
Les Briançonnais sont très peu processifs et procéduriers. On doit leur adresser des éloges à cet égard et les féliciter de leur esprit d'équité et de concorde.
Les justices de paix n'ont que des affaires peu nombreuses et insignifiantes et il en est à peu près de même du tribunal civil.
Les affaires correctionnelles ne sont non plus ni nombreuses ni graves, en général. Les vols sont fort rares.

En somme, c'est une population de braves et honnêtes gens.

Dans la Vallouise, les incendies, même les assassinats, ne sont pas rares et sont la manifestation d'inimitiés de village et de querelles de voisins. C'est une sorte de vendetta, de justice par soi-même. On met le feu chez celui-ci pour se venger de tel acte ou de telle parole, et il y a tel créancier qui se garde de réclamer son dû à ses débiteurs de peur de représailles farouches. Généralement, les auteurs de ces crimes restent inconnus, leurs concitoyens, par sympathie ou par peur, faisant autour d'eux la conspiration du silence. On prétend aussi que le vol et le viol sont commune en Vallouise.
(pour télécharger la totalité du texte, cliquez-ici).

Après tout cela, je suis heureux de penser que mes ancêtre briançonnais « étaient de braves et honnêtes gens ». Ouf ! L'honneur est sauf. Et encore, je n'ai pas d'ancêtres en Vallouise. Je n'ose imaginer l'idée que je m'en ferais après avoir lu Pierre Buffault !

dimanche 6 septembre 2015

Conflit à propos de la route du Lautaret entre les préfets de l'Isère et des Hautes-Alpes... en 1804 !

En ces temps où la route de Grenoble à Briançon par l'Oisans et le Lautaret est coupée depuis le mois d'avril et qu'il y a des "chamailleries" publiques entre l'Isère et les Hautes-Alpes (et les régions concernées) à propos du financement du rétablissement de la communication, il est amusant de ressortir un Mémoire de 1804 sur le même sujet : Mémoire pour la ville de Gap, S.l.n.n, An XII de la République [1804], in-8°, [2]-25 pp., signé en fin : « Gap, le quinze germinal, an douze de la République française. Le Maire de la ville de Gap, BLANC. » [Le 15 germinal an XII correspond au 5 avril 1804.]


A l'époque, c'était l'Isère qui était le farouche défenseur de cette route,  en assurant un financement de 500 000 francs pour sa construction, alors que les Hautes-Alpes, par la voix de son préfet (ou de son porte-parole), étaient farouchement opposées à cette construction. Gap craignait alors d'être économiquement et politiquement marginalisée à partir du moment où les communications entre la France et l'Italie via le Mont-Genèvre pourraient se faire directement par la route du col du Lautaret, sans passer par Gap. Les arguments avancés étaient essentiellement sur les risques et les difficultés de cette route. Il est amusant de voir qu'ils craignaient : "les bancs énormes de roches schisteuses", crainte qui s'avère aujourd'hui fondée, puisque c'est ce qui est en train de se passer au-dessus du lac du Chambon, où une masse de près d'un million de m2 de schiste est peu à peu en train de s'écrouler, coupant la route depuis des mois.


Le rédacteur du mémoire insiste surtout sur les dangers et les risques d’impraticabilité de la route. Ils sont intéressants à rapporter, car, en filigrane, c'est aussi une image de la montagne et de ses dangers, qui est rapportée. J'en extrais ces quelques passages :
On avance de la sorte jusqu'au Mont-de-Lans, montagne escarpée et toujours périlleuse, et de là, jusqu'à l'affreuse Combe-de-Mallaval.
Ici, le voyageur le plus impassible ne peut s'empêcher de reculer d'effroi; des bancs de rochers suspendus sur sa tête, et à chaque instant près de s'écrouler, menacent de l'engloutir au fond des précipices. Des avalanches dont le bruit retentit au loin, semblent lui montrer une mort certaine;
[...]
On dit qu'on a le projet d'élever la route sur l'un des flancs d'un rocher à pic; mais pense-t-on se jouer ainsi des obstacles de la nature ? Qu'on élève le chemin tant qu'on voudra, le pays en sera-t-il moins horrible ? les quartiers ou plutôt les bancs énormes de roches schisteuses seront-ils mieux assujettis à leurs masses, lorsque les eaux pluviale les pénétreront en automne, en hiver, au printemps ? les amas de neige resteront-ils suspendus au sommet, quand les chaleurs les détacheront des pentes sur lesquelles ils reposent ? 
[... ]
Arrivé entre la Grave et le Villard-d'Arènes, le voyageur est encore menacé d'un péril imminent. Là gît une vaste ardoisière décomposée par l'infiltration des eaux; il s'échappe à tout moment de son sommet des blocs de schistes qui roulent avec fracas dans le torrent. 
[...]
Nous nous hâtons d'arriver au Lautaret. Cette montagne offre, pendant quelques mois, des pâturages riches et émaillés de fleurs; mais pourquoi nous dire d'un ton affirmatif : la tourmente n'y est jamais dangereuse;[...]
Voila des faits qu'attesteront tous les habitans de cette contrée sauvage, et quoique vous ajoutiez qu'on ne cite pas de malheur qui y soit arrivé, ils vous avoueront que dans un grand nombre d'occasions, ils ont retiré des cadavres du milieu des fondrières, où des amas énormes qu'avait formés l'éboulement des terres des rochers ou des avalanche.
[...] Vous reste-t-il un mois ou deux sans autre danger que celui des tourmentes, dites-nous si, même en supposant que les talens connus des ingénieurs vous procurent une route aisée, c'est le cas de sacrifier des millions à de si faibles avantages, lorsque tant de projets utiles réclameraient les épargnes du trésor public et celles de vos concitoyens !
Il conclut par : "L'entreprise est impraticable."

L'opposition à ce projet était menée par le préfet des Hautes-Alpes, le baron Ladoucette.  Pour ne pas s'exposer personnellement, et donner le sentiment de s'opposer publiquement à son collègue Fourier de l'Isère, il a fait signer ce mémoire par le maire de Gap, Etienne Blanc. La rédaction en a été assurée par son homme à tout faire et fidèle serviteur, le secrétaire général de la préfecture, Pierre-Antoine Farnaud. Ce qui est amusant est que le baron Ladoucette sera peu après en conflit ouvert avec le maire Blanc. Le différend portait sur un point de forme. Dans sa correspondance administrative, le maire affectait avec persistance de terminer ses lettres au préfet par cette simple formule : « Je suis avec considération... » Le ministre, informé, fait enjoindre au maire d'avoir à suivre la formule officielle : « avec respect. », ce qu'il ne fit pas. Il fut révoqué. Le fond du conflit était probablement, pour reprendre la formulation de Joseph Michel, «la lutte pour l'indépendance municipale contre le despotisme du pouvoir centralisateur ».


Pour consulter la page que je lui ai consacrée : cliquez-ici.