dimanche 21 juin 2015

Un chevalier de Molines-en-Queyras aux Croisades !


Il est étonnant de voir des familles de bonne noblesse, reconnue et estampillée, s'exposer publiquement en publiant des documents manifestement faux tendant à donner encore plus d'éclat à leur famille.

C'est ce qui s'est passé avec le famille dauphinoise des Emé de Marcieu.


En 1889, Humbert Emé de Marcieu (1858-1947), avocat à la cour d'appel de Paris publie la transcription d'un texte qui se trouve dans les archives de la famille :
Saincte vie et glorieux trespassement de Jehan Esmé, sire de Molines, 1307-1359
Valence, imp. Jules Céas et fils, 1889, in-8°, 38 pp.

Immédiatement, l'authenticité du texte est mise en doute.

Léopold Delisle, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, utilise des clauses de style qui n'empêchent pas de découvrir le fond de sa pensée : « Nous ne sommes pas en mesure de discuter l'authenticité de la Vie de Jean Esmé ; mais nous craignons fort que ce document ne puisse pas résister à l'examen d'experts versés dans l'histoire du Dauphiné, dans celle de l'Orient latin et dans la connaissance du français du XIVe siècle. »

Joseph Roman, érudit haut-alpin, a aussi apporté son point de vue dans une plaquette qu'il a publiée :
La saincte vie et glorieux trespassement de Jehan Esmé, sire de Molines, chronique de la deuxième moitié du XIVe siècle, est-elle un document authentique ? Voiron, Baratier, 1890. La réponse est dans la question.

Ce texte ayant été exploité une première fois par un érudit local en 1856, cela avait déjà permis en 1860 à Adolphe Rochas de l'étriller dans sa Biographie du Dauphiné avec sa verve caustique : « Mais nous craignons bien que ce soit plutôt une sorte de roman de chevalerie qu'une histoire sérieuse ». Même Gustave Rivoire de la Bâtie, pourtant très prudent et circonspect lorsqu'il s'agit de discuter les origines des familles nobles, donne sans ambiguïté son avis dans l'Armorial de Dauphiné, à la notice consacrée à cette famille : « Il cite, à l'appui de ces assertions, un mss. de 1360, dont l'authenticité est plus que douteuse. »

De fait, personne n'a défendu l'authenticité du document et du récit, même partiellement.

Il faut avouer que l'histoire qu'il conte est particulièrement extraordinaire. Selon ce récit, Jehan Esmé, né en 1307 à Molines-en-Queyras, est issu d'une famille originaire de Venise, en la personne d'un certain Anterpian, qui y vivait au XIIe siècle. Proche du dauphin Humbert II, il l'accompagna en 1345 lors d'une croisade en Terre sainte où il se distingua par sa bravoure. Il rejoignit même Jérusalem. Il mourut à Molines le 5 janvier 1359. C'est ce qui est conté dans ce texte, avec de nombreuse et parfois longues considérations sur ses hauts faits, ses actes de bravoure et sa haute valeur morale.

On sait que la participation aux Croisades était un « brevet » de noblesse très recherché au XIXe siècle. Toute famille noble rêvait de voir un des ses ancêtres dûment représenté dans la nouvelle salle des Croisades du château de Versailles (1843). Il était donc tentant de s'inventer des ancêtres qui y aient participé.


Il est généralement admis que la famille Esmé est effectivement originaire de Molines, où ils étaient notaires et que les premières personnes notables sont Oronce Esmé ou Emé, vibailli et juge-mage du Briançonnais, en 1479 et Guillaume Emé, son fils, vibailli d'Embrun en 1503. Une des branches, après s'être installée en Graisivaudan, prendra le nom d'Emé de Marcieu et le titre de marquis, d'une terre qu'ils possédaient.


Malgré les doutes nombreux sur l’authenticité du document et du récit, il est étonnant qu'il ait fait l'objet d'une deuxième édition, par un autre membre de la famille, le comte Albéric de Marcieu (Paris 1863 - Grenoble 1937), en 1908, tiré à 300 exemplaires :
Saincte vie et glorieulx trespassement de Jehan Esmé, sire de Mollines, chevalier très chrestien, 1307-1359. Manuscrit de la deuxième moitié du quatorzième siècle faisant partie des archives de la maison Emé de Marcieu au château du Touvet en Graisivaudan, Dauphiné.
Grenoble, Allier frères, Imprimeurs, 1908, in-8°, 44 pp,
revêtu d'une reliure d'éditeur en demi percaline bleue à coins, titre doré sur le premier plat.




Cette édition est identique à la précédente quant au texte, avec quelques documents annexes. L'exemplaire de cette édition que je présente ici porte l'ex-libris du comte Albéric de Marcieu et un envoi à Edmond Maignien, le conservateur de la Bibliothèque de Grenoble.

Pour finir, surtout si un descendant de cette famille me lit, je ne souhaite pas laisser croire que je doute de la sincérité et de la bonne foi d'Humbert, puis Albéric de Marcieu, lorsqu'ils ont publié ce document. Celui-ci datait semble-t-il du XVIe siècle, donc présent dans leurs archives depuis de nombreuses années, ce qui pouvait lui donner à leurs yeux peu expérimentés comme un brevet d'authenticité. Un de leurs lointains ancêtres avait peut-être été la dupe d'un habile faussaire qui avait quelque intérêt à flatter sa fierté nobiliaire. On ne le sait pas car le document original n'a visiblement jamais fait l'objet d'une analyse paléographique et linguistique pour en déterminer la datation exacte et la provenance.


Pour ceux qui ont eu le courage de lire ce message jusqu'à la fin en espérant toujours qu'un preux chevalier du Queyras est allé jusqu'en Terre Sainte, ils risquent d'être déçus. Il n'y en a jamais eu. Mais la région a donné beaucoup d'autres personnalités, certes aux visées plus modestes et surtout plus pacifiques, qui ont en revanche répandu le talent des Queyrassins à travers le monde.

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