lundi 22 décembre 2014

Le Dauphiné, Camille Lebrun, 1848


La très parisienne auteur (auteure ?) de Une Amitié de Femme, roman de mœurs, Paris, 1843, de l'Histoire d'un mobilier, scènes de mœurs, Paris, 1844 ou encore des Entretiens sur les sacrements de baptême et l'eucharistie, 1847, a décidé en 1846 de s'intéresser au Dauphiné. Pourquoi ? On ne sait pas, car rien ne semblait la relier à cette province. Elle fait donc paraître deux articles en juillet et août 1846, dans le Musée des familles. Lectures du soir, dans une série "Voyage en France". Quelques mois plus tard, elle en donne une version largement plus développée :
Le Dauphiné. Histoire. – Descriptions pittoresques. – Antiquités. – Scènes de mœurs. – Personnages célèbres. – Curiosités naturelles. – Châteaux et Ruines. – Anecdotes. – Monuments et Édifices publics. – Coutumes locales.
Paris, Amyot, 1848, in-8°, [4]-388 pp.


Récit d'une excursion dans le Dauphiné, depuis Lyon. L'itinéraire suivi débute par Vienne, passe par Rives, le lac de Paladru, Saint-Marcellin, le Royannais, Lans (Villard-de-Lans), Sassenage, Grenoble, Uriage, la Grande Chartreuse, Vizille, Bourg d'Oisans, La Grave, Briançon, le Queyras et finit par Embrun, Gap, Tallard et la Drôme et Valence. Il s'agit surtout d'un voyage pittoresque, mélange de notations sur les paysages, les monuments, les mœurs locales, avec une attention particulière pour les modes de vie des différentes classes sociales. Le tout est complété de notations historiques, avec, pour certaines personnalités ou périodes, des développements plus longs, comme l'histoire du Dauphiné, Lesdiguières, le baron des Adrets, Bayard, Philis de la Charce, le prince Djeam (aussi connu sous le nom de Zizime), les hommes politiques illustres comme Barnave, Mounier, Casimir-Périer, etc. Pour une raison qu'elle ne donne pas, elle consacre pas moins de 2 chapitres (sur 20) au seul Lesdiguières.

Le récit est donné à la première personne, comme s'il s'agissait d'un journal de voyage, avec de nombreuses anecdotes pour donner un caractère vivant et animé au récit : l'orage en allant à Lans, la semaine de pluie à Briançon, le colonel qui les amène au lac de Paladru sans les prévenir, etc. Pour renforcer le côté vivant et pris sur le vif, elle choisit souvent la forme dialoguée.

Camille Lebrun a-t-elle réellement parcouru le Dauphiné ? Certaines notations – je pense aux glaciers du Casset – laissent penser qu'elle a réellement vu le pays. En revanche, le récit en a probablement été arrangé. En une seule rencontre avec une femme et ses enfants en Oisans, elle fait connaissance avec  les « Coutumes bizarres des habitans de cette contrée agreste » : la vie quotidienne dans l'étable, la bouse séchée comme combustible, le pain cuit une fois par an que l'on casse à la hache, le mort sous le toit, les colporteurs et, plus précisément, les instituteurs ambulants, etc. (pp. 300-305). Au passage, comme cela arrive plusieurs fois, elle s'étonne qu'une petite fille parle le français, et pas seulement le patois (p. 300). 

Et la montagne dans le livre ? Elle passe à La Grave sans même s'arrêter et voir la Meije et ses glaciers. Ce n'est qu'au Casset qu'elle évoque pour la seule fois les glaciers :

A une demi-lieue du Monestier, est un petit hameau nommé Casset où nous allâmes nous promener a pied le lendemain. Vis-à-vis ce hameau, se dresse un glacier dont la rampe excessivement raide nous découragea d’en tenter l’ascension. Le glacier du Casset, haut, dit-on, de 1,600 pieds, est un des contre-forts du Pelvoux qui, lui-même, se rattache au Lautaret ; ce dernier glacier est plus élevé du double que celui du Casset.
Nous déjeunâmes dans une guinguette d’où nous avions en vue l’imposant tableau de cette agglomération de montagnes qui, comme tout ce qui est superbe ou terrible, attire et fascine pour ainsi dire le regard de l’homme. La glace amoncelée depuis un temps immémorial et parvenue à un état de solidification qui lui donne une dureté bien supérieure à celle de beaucoup d’espèces de pierre, n’a pas la transparence qui résulte de la congélation éphémère et fréquemment renouvelée des cascades ni des fontaines; sa blancheur mate lui donnerait plutôt de loin l’apparence de marbre poli. Les glaciers des Hautes-Alpes se trouvent presque tous sur la lisière du département de l’Isère. Parfois il s’en détache des blocs volumineux qui roulent de monts en monts, jusque dans les vallées inférieures. Néanmoins, ces incommensurables lits de glace , au milieu desquels se dessinent d’énormes masses simulant des tours, des obélisques, des buffets d’orgue, des forteresses en ruines, augmentent toujours au lieu de diminuer. (pp. 307-311)
Les notations sur les glaciers des Alpes dauphinoises sont suffisamment rares pour que ce passage mérite d'être souligné. Il prend d'autant plus d'intérêt que l'on est à la fin du petite âge glaciaire, moment de la plus grande extension des glaciers dans la région.

Chose curieuse, j'ai parlé récemment du glacier du Casset dans le message consacré à : Sur la minéralogie et la géologie du département des Hautes-Alpes, Émile Gueymard, 1830. Visiblement, dans la première moitié du XIXe siècle, le glacier du Casset avait une telle ampleur qu'il attirait l'attention de tous les voyageurs. En effet, William Brockedon en avait aussi parlé dans Illustrations of the Passes of the Alps, dont la première édition a paru entre 1827 et 1829, récit d'un voyage de l'été 1824.

Aujourd'hui, le glacier est bien en retrait :


Qui est Camille Lebrun ? Après avoir acheté le livre, je suis parti à la découverte de cet auteur. Si son œuvre est bien répertoriée (voir par exemple : http://data.bnf.fr/12203857/camille_lebrun/), sa vie était mal connue. Certes, on savait que Camille Lebrun est le pseudonyme de Pauline Guyot. En revanche, même sa date de naissance n'était pas connue. Je ne voulais pas en rester là. Après quelques recherches, j'ai pu trouver ses dates de naissance et de décès. Dans son acte de décès, il est d'ailleurs préciser qu'elle est femme de lettres, dite "Camille Lebrun". L'identification ne faisait plus de doute. J'en ai profité pour créer une page Wikipédia pour faire partager mes trouvailles. La galaxie "Bibliothèque Dauphinoise" s'enrichit ainsi de pages Wikipédia : Camille Lebrun (vous verrez dans l'historique que le créateur de la page est Bibliotheque-dauphinoise) et de généalogies dans Geneanet : cliquez-ici.

Un dernier mot sur la rareté du livre. Dans le catalogue Perrin, il est dit :  « Ouvrage devenu rare ». Cela peut paraitre étonnant pour ce type de livre. Pourtant, on n'en trouve que 6 exemplaires au CCFr et un seul exemplaire en vente sur les sites Internet de livres anciens.

Lien vers la page consacrée à cet ouvrage sur Bibliothèque-Dauphinoise : cliquez-ici.

samedi 13 décembre 2014

Une carte postale... et quelques livres

Un des plaisirs de tenir un blog comme celui-ci est que cela suscite des échanges spontanés avec d’autres passionnés, soit de la chose livresque, soit de la chose dauphinoise et montagnarde. C’est ainsi que récemment, un lecteur m’a offert une carte postale, intéressante à double titre.

Au premier titre, et c’est celui qui est le plus habituel, c’est ce qu’elle représente :


Il s’agit d’une photo de la face sud de cette fameuse montagne dont je vous ai déjà souvent entretenu : La Meije. A ce titre-là, elle va venir enrichir ma collection d’images que j’accumule peu à peu (je vous renvoie au message que j’ai fait récemment sur La Meije, comme fil rouge d’une bibliothèque).

Une carte postale c’est, certes, une photo, mais cela peut aussi être une correspondance. Et c’est à ce deuxième titre que cette carte postale est intéressante. Je vous laisse découvrir le texte :


et un « zoom » sur la signature :



Pour tous les connaisseurs de la chose meijesque, le patronyme « Gaspard » est immédiatement évocateur. C’est en effet le nom du guide, Pierre Gaspard, qui, avec son client Emmanuel Boileau de Castelnau et son fils Pierre, a fait la première ascension de la Meije le 16 août 1877.

Le signataire de la carte n’est pas le père Gaspard, mais l’un de ses fils, Devouassoud Gaspard. Celui-ci, né le 2 décembre 1880 à Saint-Christophe-en-Oisans, a suivi les traces de son père comme guide de montagne,  à l’instar de ses autres frères Pierre, Maximin, Joseph, Alexandre et Casimir :


Mais, me direz-vous, quel est donc le saint éponyme qui lui a donné son prénom ? Existerait-il un Saint-Devouassoud en Dauphiné ? De fait, non. Le père Gaspard a tout simplement voulu donner comme deuxième prénom à son fils le patronyme d’un guide chamoniard pour lequel il avait une particulière admiration : Henri Devouassoud. Remarquons qu’au moment d’enregistrer cette naissance dans  l’état civil de la commune, l’employé n’a pas sourcillé lorsqu’il a fallu donner ce prénom, certes précédé du très classique Joseph. C’est pourtant ce prénom original qui sera son prénom d’usage.

Devouassoud Gaspard sera un grand guide. Il fera la première ascension de la face nord de la Meije, par le couloir Gravelotte en 1898. Comme on le voit dans le texte de la carte postale, ses étés seront toujours occupés par des courses avec ses clients, clients avec lesquels il prend soin de garder le contact.

Comme certain de ses frères, il avait passé quelques temps en Angleterre pour apprendre la langue, conscient qu’une part importante de sa clientèle était britannique, comme les pionniers de l’alpinisme. On sait par exemple qu’en 1908, il habitait chez le capitaine Loriner, au 161, Bambury Road : "Mais, semble-t-il, à partir de cette année-là [1901], ayant besoin de travailler et se rendant compte de toute la place qu'occupait dans le monde alpin la clientèle anglaise, Devouassoud résolut d'aller lui-même en Grande-Bretagne. Tout en gagnant sa vie il y apprendrait la langue. De 1902 et jusque vers 1910, par l'intermédiaire de touristes qu'il avait rencontrés en Oisans, il alla chaque année se placer l'hiver dans la région d'Oxford. Homme de peine, sorte d'ordonnance chez un officier de l'armée anglaise qui se déplaçait jusqu'aux Indes, il jouissait de l'entière confiance de ses patrons. Il entretint d'excellents rapports avec tous les membres de la famille puisque la maîtresse de maison et l'une de ses amies furent pendant la durée du conflit 1914-1918 ses propres marraines de guerre." (Mémoires d'en-haut, p. 227)

Sur mon site, j’ai déjà eu l’occasion d’en parler. En effet, il fait partie des guides qui ont accompagné Paul Helbronner dans ses campagnes géodésiques, en particulier dans l’ascension de la Meije en 1906 dont il a donné le compte-rendu : Au travail sur le Grand Pic de la Meije.

De façon plus anecdotique, ses chaussures de montagne sont exposées au Musée de l’Alpinisme de Saint-Christophe-en-Oisans :

Il est décédé le 10 avril 1962 à La Tronche, près de Grenoble.

Hasard des échanges avec mes lecteurs, j’ai reçu quasi-simultanément une photo d’un tableau de Charles-Henri Contencin représentant La Bérarde, le petit hameau de Saint-Christophe-en-Oisans qui servait de base de départ pour toutes ces courses de montagne.


Chaque fois que je vois un des tableaux de ce peintre, je suis admiratif devant la qualité du rendu de la lumière.

Le lecteur qui m’a envoyé cette carte postale fait vivre un blog de photos de ses excursions autour de Grenoble. Je vous le laisse découvrir : zacdanslesbois.canalblog.com. Pour ceux qui, comme moi, vivent à Paris, cela fait envie de pouvoir ainsi s’échapper le week-end dans les montagnes.

Pour mieux connaître le monde des guides de l'Oisans, en particulier de la vallée du Vénéon, ces quatre ouvrages sont indispensables :

Plus spécialement consacré à Pierre Gaspard, il donne quelques éléments sur sa famille :

Gaspard de la Meije, Roger Canac

Plus fouillé, avec une mise en perspective par rapport à un contexte de transformation d'une société agricole en une société du loisir, c'est aussi le plus complet sur l'histoire de la famille Gaspard, ainsi sur celles des autres familles de guides de la vallée :

Saint-Christophe-en-Oisans, les derniers guides paysans, René Glénat

Un ouvrage plus général, car, au delà des parcours individuels, il aborde la découverte du massif et l'organisation des sociétés de guides :

Une mémoire alpine dauphinoise. Alpinistes et guides. 1875-1925, Philippe Bourdeau

Enfin, une histoire générale des guides des Alpes françaises, mais où la part consacrée aux Alpes dauphinoises est particulièrement importante, par l'origine même de son auteur. La couverture reproduit une photo de Pierre Gaspard :

Mémoires d'En-haut. Histoire des Guides de Montagne des Alpes françaises.
Paul-Louis Rousset, Jacques de Leymarie


Belle image des frères Gaspard à La Grave en 1901 :


dimanche 7 décembre 2014

Une rareté et une curiosité dauphinoise



La première image que j'ai choisie pour présenter l'ouvrage du jour est une photo de la très surprenante reliure. On connait les reliures en maroquin, chagrin, basane, etc. Dans d'autres matières, on connaît la toile, la percaline, etc. Mais c'est la première fois que j'achète un ouvrage couvert d'un tissu qui pourrait plus être celle d'une robe de petite fille ou d'un ameublement coloré.

Dès que l'on ouvre le livre, on reste dans le même ton, avec ce beau papier représentant un chat courant après des souris (ou des rats). On croirait voir un papier cadeau ou une tapisserie de chambre d'enfant. On verra que les motifs du tissu et du papier des gardes font écho au contenu de l'ouvrage.


Quel est donc le livre qui se cache derrière ces atours inhabituels ?


C'est un recueil de 10 fables de la Fontaine traduites en patois de la région de Grenoble (franco-provençal) par le libraire Albert Ravanat :
Ina dizena de fable viria en patoy, pe lou z'ami de Proveyziû
On le trove : A Proveyziû, u Grangousié, chiû queu que le z'a feyte; A Grenoblo, chiû Monsiu J. Allier, que le z'a t'imprmimâ, 1887, in-8°, 28-[1] pp.

Proveysieux (Proveyziû) est un village de la Chartreuse proche de Grenoble qui fut, à la fin du XIXe siècle, un lieu de rencontre d'artistes paysagistes dauphinois, autour du peintre Théodore Ravanat (1812-1883), de son cousin Albert Ravanat et d'Aristide Albert. S'y retrouvaient les peintres Eugène Faure, Tancrède Bastet, Henri Blanc-Fontaine, Édouard d'Apvril, Charles Bertier, Diodore Rahoult, etc. mais aussi des personnalités grenobloises. Le lieu de ralliement était l'auberge "Aux Grandzgousiers", tenue par le ménage Gourret. Cette petite plaquette, par son auteur, par les références à Proveyziû, par l'origine même de la démarche, se rattache pleinement à ce mouvement artistique et littéraire très informel. En effet, c'est après y avoir entendu un dimanche la version patoise du Corbeau et du Renard, récitée par Elie Faure, d'après une traduction de Joseph Blanc, qu'Albert Ravanat a voulu lui-même traduire une dizaine de fables et en faire cadeau à ses amis en souvenir des bons moments de Proveysieux. C'est ce qu'il annonce dans la préface : A tou mou bon z'ami de Proveyziû, daté de Grenoblo, lo 31 décimbro 1886 et signé en fin Albert Ravanat.

Après Lo Corbat et lo Rénâ, Albert Ravanat donnent les 10 fables qu'il a traduites en patois (je vous laisse deviner les titres) : 1.Lo Loup et l'Agnet, 2. La Cigala et la Frûmi, 3. Le Rénâ et lou Raisin, 4. Lo Loup devenu Bregié, 5. La Courda et lo Glan, 6. La Rénâ et la Cigôgni, 7. La Berthe et lo Pot û lait, 8. Lo Pot de terra et lo Pot de fer, 9. La Mort et lo Proveyzar, 10. Lo Châno et lo Jonc.

C'est une petite plaquette bien imprimée par Joseph Allier de Grenoble à seulement 80 exemplaires. J'ai un des 25 exemplaires sur papier de Hollande (papié de fi, comme l'on dit en patois grenoblois) :

C'est une petite rareté, absente de la BNF. Au CCFr, on ne trouve que 3 exemplaires : un dans la fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble (un autre exemplaire sur Hollande) et deux autres à Valence et Béziers.

Qui est donc le bibliophile qui a fait relier cet ouvrage d'une façon aussi fantaisiste et colorée ?


Ce grave monsieur est le commandant Albert de Rochas d'Aiglun (1837-1914), polytechnicien, directeur des études de l'Ecole polytechnique. En fait, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, il y avait quelque chose d'une peu décalé chez lui. J'aime montrer cette photo où il s'est fait photographier entouré d'un halo spirite. 


Plus légèrement, choisir de faire relier cette petite plaquette avec ce tissu de petite fille est probablement le signe d'une certaine fantaisie personnelle, qui n'est pas perceptible au premier abord.

La reliure n'est pas signée. Dans la vente Pierre Bergé des 8 et 9 novembre 2016, il y a une reliure très similaire sur un ouvrage quasi-contemporain : Le Concile féerique, par Jules Laforgue, Paris, 1886 (lot n° 454). Le motif est du même style, bien qu'un peu différent. La reliure est signée Féchoz. Le catalogue de la vente signale un exemplaire Ten O’Clock de Mallarmé, aussi relié avec un « tissu imprimé de motifs à la manière de Kate Greenaway. »

Pour aller plus loin sur l'ouvrage : cliquez-ici.