samedi 3 mars 2012

Une petite plaquette de souvenirs briançonnais

Aujourd'hui, je vous présente une de ces petites plaquettes sans prétention qui font mon bonheur. Datée d'Orange, le 6 mars 1893, et signée V.V., il s'agit très probablement d'une impression à très petit tirage, à usage privé (mon exemplaire comporte d'ailleurs des corrections à l'encre). Il n'y a pas de page de titre ni de faux titre : A propos de l'abbé Tane. Souvenirs briançonnais.



Sur ses vieux jours, Victor Vincent, né en 1819 au sein d'un vieille famille briançonnaise, avoué, puis receveur des finances, ressent le besoin de mettre sur le papier certains de ses souvenirs anciens sur Briançon, souvenirs personnels, mais aussi souvenir d'un temps qu'il n'a pas lui-même connu. C'est à travers l'évocation d'un prêtre de la vallée de Névache, Marcellin Tane (1745-1826), qu'il nous fait partager quelques images du passé. Lors de la Révolution, ce prêtre a enseigné aux enfants de la bourgeoisie briançonnaise, dont le père de Victor Vincent.

Un des charmes de cette plaquette est de nous rapporter quelques usages anciens du Briançonnais. J'en ai retenu trois :

La rigueur des hivers était telle qu'il était presque impossible de chauffer les maisons, le bois étant rare et les techniques de chauffages très sommaires (pas de poêles, pas de charbon, etc.). Il n'y avait alors qu'une solution : se tenir dans les étables en hiver. Cela était vrai pour les classes pauvres, mais aussi pour la population aisée : 
Le mode de chauffage, en la froide saison, en imposait une de réelle nécessité : L'anthracite, qui s'exploite maintenant largement, n'est entré dans les ressources locales que depuis 60 et quelques années et le bois était coûteux; c'était donc dans les étables que nos devanciers se réfugiaient, il est vrai, disons vite : très propres elles étaient et disposées pour la destination de ces temps anciens; un espace était réservé, dans la partie le mieux éclairée, assez grand, servant aux soins du ménage, aux repas et aux réunions de la famille, des parents et amis; quelques unes, plus commodes, d'accès plus facile, attiraient les voisins; même les personnes de la haute classe, s'assemblaient pour y passer la soirée; j'ai beaucoup entendu parler, particulièrement, des veillées de l'écurie de M. Bonnot, le sub-délégué de l'Intendant de la Province (Sous-Préfet de cette époque, avant 1790) qui réunissait, durant l'hiver, à chaque soir l'élite de la Société dans l'étable de sa maison, qui était celle portant le N° 3 de la rue Basse du Rempart.


Dans ce pays pauvre et isolé, il y avait tout de même une bourgeoisie qui veillait à l'éducation de ses enfants et à tenir son rang. Une des manières les plus communes pour affirmer une différenciation sociale était le costume. C'est ainsi qu'il décrit la tenue de son père lors de sa première communion, au tournant des années 1800 :

Mon père avait vrai plaisir en ses récits; sa bonne humeur y croissant, il nous faisait alors son portrait tel qu'il était au jour de sa première communion dans l'humble église de Plampinet, mais il ne le pouvait achever sans rire. Représentons nous un jeune éphèbe de 12 à 13 ans, en bel habit en longues basques couleur noisette, gilet de soie verte, culotte de drap bleu, bouclée d'argent sous le genou, bas blancs à côtes et encore boucle d'argent aux chaussures (son père avait envoyé les siennes) enfin haut chapeau monté à deux cornes et la queue se dandinant sous la corne de derrière. Déjà alors il nous était incroyable que telle mode eut existé.

On remarquera la variété des couleurs, probablement signe de richesse (les habits pauvres étaient de la couleur des textiles sans teinture), les boucles d'argent, ornements qui se passent de père et fils, et l'allusion à la queue de cheveux, à une époque où les hommes portaient facilement les cheveux longs.

Ce document, extrait de Les anciens costumes des Alpes du Dauphiné, de Edmond Delaye, peut nous idée de ce costume masculin :


Enfin, dernier souvenir que je rapporte, l'importance du pain dans cette société très agricole. L'usage briançonnais était de faire cuire le pain pour plusieurs mois. C'est ce pain, dur, que les familles fournissaient à leurs enfants en pension chez le curé Tane. Etre capable de fournir du pains pour plusieurs mois était aussi un signe d'aisance, aussi paradoxale que cela puisse nous paraître. Il rappelle au passage que les boulangers n'étaient pas là pour fournir du pain frais aux habitants, mais répondaient aux besoins ponctuels ou exceptionnels. A côté du pain, on voit que la nourriture était frugale : de la viande une fois par an (du mouton), à Pâques, et parfois des truites de la Clarée.

D'après les essais d'Antoine Froment, les hivers étaient encore beaucoup plus rigoureux, les communications interrompaient même entre communes voisines devant les énormes quantités de neige; les marchés nuls ou très rares, alors a dû s'imposer la nécessité, en fin d'automne, de se pourvoir de tous les objets alimentaires; dans chaque maison se sont amassés force salaisons de porc, mouton, etc, etc., et le pain cuit pour toute la durée de l'hiver; même dans les familles les plus aisées, la coutume, encore générale vers 1825, 1830, était de s'avitailler en pain; seulement la provision se renouvelait chez les uns de quinzaine en quinzaine, chez les autres de mois en mois; c'était encore l'âge du pouvoir des vieilles coutumes et traditions. Il y avait donc moins de boulangers, ils ne travaillaient que pour les hôtels, auberges, pour jours de fête et repas d'extra. Aujourd'hui très nombreux ils sont, en plus, donnant à boire, manger, puis café, bière, liqueurs et aussi l'apéritif, nécessairement ! la Civilisation a marché ! n'est-ce pas ?


Un autre intérêt de cette petite plaquette est que l'on y croise comme des connaissances. Une belle page évoque l'érudit Aristide Albert, ami de Victor Vincent. Ce même Aristide Albert a terminé sa bio-bibliographie du Briançonnais, vaste entreprise de biographies briançonnaises qui s'étale de de 1877 à 1895, par une dernière notice justement consacrée à Victor Vincent, comme un devoir de mémoire à son cher Briançonnais et à ses amis du vieux temps.

Je termine là ma description. La petite plaquette contient aussi : 
Projet de nouvelle dénomination pour les rues et places de Briançon, adressé à M. le Maire en 1891.
C'est l'occasion pour lui de rendre hommage aux personnalités briançonnaises. Il reconnaît, mi amer, mi désabusé, que la municipalité de Briançon n'a même pas accusé réception de sa proposition.

Signalons que l'auteur, loin d'être passéiste, se montre un chaud partisan des acquis de la Révolution, d'autant plus qu'il ne se fait pas faute de rappeler que le Briançonnais jouissait d'institutions démocratiques bien avant la Révolution, institutions qui ont ouvert la voie à celles de la France.

Une vue de Plampinet, dans la vallée de Névache, où l'abbé Tane a été curé de 1791 à 1826.



La chapelle Saint-Sébastien de Plampinet contient de très belles fresques du XVIe siècle.



Pour en savoir plus sur ces fresques : cliquez-ici.

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