dimanche 29 novembre 2009

Promenade littéraire, et autres.

Le message de ce dimanche soir pourra sembler disparate par les thèmes abordés. Ce sont pourtant mes lectures et mes achats de ces dernières semaines (Salon du Régionalisme alpin, de Grenoble et Salon du livre ancien, de Saint-Germain-en-Laye). S'il y a une cohérence, elle est là, dans ce que j'aime lire et acheter, certes toujours en rapport avec mon thème régionaliste, mais avec toute l'ouverture que permet ce fil rouge, cette exploration d'un champ presque infini. C'est aussi ma façon de ne pas m'enfermer dans mon univers.

Ce dimanche soir, je vais vous présenter trois livres. Ne sachant dans quel ordre les aborder, je vais aller du plus "neutre" au plus fort.

Le premier est un livre sympathique, dans lequel on sent le goût du labeur patient. Daniel Mourral (1864-1938), inspecteur des Eaux et Forêts, a passé des années à collecter et ordonner tous les termes utilisés dans les Alpes pour décrire les rivières, les montagnes, les caractéristiques et les accidents du terrain et du relief, les natures du sol, etc. Il a probablement mis à profit de son activité professionnelle en Savoie et Dauphiné pour moissonner tous ces termes. Un premier
Essai d'un glossaire des noms topographiques les plus fréquemment usités dans la région des Alpes françaises avait paru en 1894. En 1907, il ne s'agit plus d'un essai, mais d'un travail abouti : Glossaire des noms topographiques les plus usités dans le Sud-Est de la France et les Alpes occidentales. J'ai trouvé un bel exemplaire de ce travail rare avec sa belle couverture orange.

Ce n'est pas un travail scientifique, l'étymologie des termes est briévement abordée. En revanche, quel plaisir de lecture ! En le parcourant, on y trouve tous ces mots que ceux qui parcourent les Alpes connaissent bien. Un exemple avec le mot "Clapier" :



J'ai déjà eu l'occasion de parler de Madeleine Rivière-Sestier (1894-1977), auteur dauphinois (cliquez-ici). J'apprécie son œuvre littéraire, mélange de fantastique et de réalisme, toujours ancré dans ce monde de la montagne, monde sauvage et âpre. Le drame du maquis du Vercors lui a inspiré des belles pages, dans ce récit historique qu'elle fit paraître sous le nom de Jean Puech, quelques mois après la chute du maquis en juillet 1944 : La montagne des Sept Douleurs. Vercors 1944, publié en 1946 chez Calmann Lévy. Avec un lyrisme contenu, elle sait rendre le poids de l'occupation dans un Grenoble sous la coupe des Allemands, elle sait raconter le drame de l'attaque du maquis par les troupes allemandes en juin et juillet 1944, elle sait rendre la douleur des mères qui voient leurs fils mourir. Elle sait aussi dire la trahison, l'impréparation, le manque de moyens, mais aussi l'enthousiasme, l'héroïsme de ces combattants, souvent des jeunes hommes qui voulaient échapper au Travail Obligatoire.

Cet exemplaire contient bel envoi au lieutenant Rey, complété d'une lettre au même Rey à propos de la publication d'un premier roman chez Arthaud. Malgré mes recherches, je n'ai identifié ni de lieutenant Rey, ni ce roman.




En 1965, Maurice Pons fait paraître une roman envoutant,
Les saisons, récit halluciné de la vie dans une vallée reculée, où Siméon, poète fuyant on ne sait quelle horreur, trouve refuge. Dans ce village du bout du monde, la saison des pluies dure 18 mois, suivie d'une saison de gel de 40 mois. Dans ce monde sans espoir, ce sont des voyageurs qui viennent apporter un rêve d'autre chose, d'une autre vie. L'issue sera fatale.

Pourquoi parler ici de ce roman ? Emile Pons, le père de Maurice Pons, spécialiste de Jonathan Swift, est originaire de Névache. La famille s'y rendra souvent et c'est peut-être ce souvenir, transformé, fantasmé, d village que Maurice Pons fera revivre dans ce roman. Son attachement à Névache devait être suffisamment fort pour qu'il entretienne la confusion, qui fait que certaines biographies le font naître à Névache, alors qui a vu le jour à Strasbourg. Même son année de naissance est incertaine puisque on trouve aussi bien 1925 que 1927.

En lisant ce roman, n'espérez pas trouver une évocation de la Névachie dans ce tableau d'un monde de désolation. Seule l'image du village au fond de la vallée, dans le froid et la tourmente peut se retrouver dans ce livre. Maurice Pons lui-même, dans une interview, reconnaît que la vallée de Névache est presque un paradis, surtout en mai-juin, lorsque l'hiver laisse la place au printemps

Au-delà de tout cela, découvrez ce livre. Il le mérite. Ne vous laissez pas arrêter par le qualificatif de livre-culte. Ce n'est qu'une façon conventionnelle de suggérer que la lecture de ce livre est envoutante et inoubliable pour ceux qui se laissent porter par cette prose.

Je parle de ce livre aujourd'hui car j'ai acheté un exemplaire de l'édition originale :


Je profite de l'occasion pour présenter un livre indispensable sur la littérature et les Alpes du Sud. Dans cet ouvrage de François Billy,
L'air des Cimes. Promenades littéraires dans les Alpes du Sud, édité par Jeanne Laffite en 1996, on trouve un panorama complet de la littérature dans les Hautes-Alpes et les Alpes de Haute-Provence, aussi bien à propos des auteurs régionaux (Jean Giono, Jean Proal, etc.) que des évocations de ces pays par des auteurs comme Simone de Beauvoir, Yves Navarre, Victor Hugo et d'autres. Le chapitre 27 est consacré à Maurice Pons (pp.148-151) : Maurice Pons ou Naître à Nevache ou n'être pas.


Courte biographie de Maurice Pons sur Wikipédia.

mardi 24 novembre 2009

Salon du régionalisme alpin

Vendredi dernier (20 novembre), comme prévu, j'ai arpenté les allées du 18e Salon du Régionalisme Alpin à Grenoble. Au passage, j'ai aussi couru les quelques libraires grenoblois qui ne sont pas de la partie. Je vous entretiendrai de mes acquisitions au fur et à mesure de mes descriptions.

J'ai aussi profité de l'occasion pour visiter une très belle exposition de photographies :
Couleur Sépia. L'Isère et ses premiers photographes (1840-1880), au Musée de l'Ancien Évêché.


On peut y admirer des vues de l'Isère, des anciennes vues de Grenoble, quelques photographies de montagne, une galerie de portrait et des photographies en relief.

Parmi les portraits, j'ai sélectionné celui d'Aristide Albert (1821-1903), érudit briançonnais dont les ouvrages trônent en bonne place dans ma bibliothèque.


Autre célébrité dauphinoise, Diodore Rahoult, (1819-1874), peintre, illustrateur et graveur


Une de ses œuvres majeurs est le recueil : Poésie en patois du Dauphiné, par Blanc la Goutte, édition de 1864, avec une préface de Georges Sand. Il contient cette belle gravure de la Meije, une des premières qui se dégage des poncifs romantiques de la représentation de la montagne :

Pour finir, cette vue du quai Saint-Laurent à Grenoble, avant les travaux d'urbanisme qui ont fait disparaître les maisons du bords de l'eau.


Je suis d'autant plus sensible à cette représentation du Grenoble disparu que certains de mes ancêtres, les Girard, ont vécu dans ce quartier à cette époque. C'est un peu du monde qu'ils ont connu, aujourd'hui disparu, qui m'est restitué par cette photographie.

dimanche 15 novembre 2009

Poésies en langage patois du Dauphiné, 1829

Une rare petite plaquette aujourd'hui :
Poésies en langage patois du Dauphiné, Grenoble, Prudhomme, 1829, 30 pages :

Il s'agit du premier recueil de poésies en dialecte dauphinois, qui, dans le cas présent, est celui de Grenoble. Il contient 3 textes :
- Grenoblo Malhérou, de Blanc la Goutte.
- Dialoguo de le quatro comare, Pissien, Jappeta, Falibien, Franqueta., de Blanc la Goutte
- Monologue de Janin, Tiré de la Pastorale de Janin, ou la Faye de Sassenage, comédie en vers, en cinq actes, de Jean Millet.

Les deux premiers textes avaient déjà fait l'objet de nombreuses rééditions depuis leurs premières publications, respectivement en 1733 et 1741. J'ai déjà décrit une réédition par Courreng, où je reprends l'historique des différentes publications de ces textes jusqu'à aujourd'hui (pour voir la notice, cliquez ici)


Le troisième texte est extrait de la la Pastorale et tragicomédie de Janin, Grenoble, Richard Cocson, 1633. Cette Pastorale a souvent été rééditée au XVIIe et XVIIIe siècles. Elle a été analysée par Jacques-Joseph Champollion-Figeac dans les Nouvelles recherches sur les patois ou idiomes vulgaires de la France et en particulier sur ceux du département de l'Isère, parues en 1809 (pp. 81-94), mais sans en donner d'extraits. C'est la première fois qu'un extrait est publié, depuis la dernière réédition.

Ce premier recueil de texte en patois du Dauphiné a été repris par Paul Colomb de Batines en 1840, qui l'a préfacé, puis en 1859, par le libraire Merle de Grenoble, qui l'a lui aussi complété de diverses pièces :
Poésies en patois du Dauphiné, deuxième édition revue et augmentée


Cette petite plaquette de 1829 est rare. On ne la trouve pas à la BNF. Il y a tout de même un exemplaire dans le Fonds dauphinois de la Bibliothèque Municipale de Grenoble.

Je profite de ce message pour faire un point sur l'usage du mot "patois". Aujourd'hui, ce mot est banni du vocabulaire savant au profit de "langue" ou "dialecte", selon l'importance et l'aire d'influence. Néanmoins, j'ai conservé souvent ce mot, car il est encore largement utilisé dans l'usage courant. J'en veux pour preuve les nombreuses recherches du type "patois du Dauphiné", "patois des Hautes-Alpes", etc. sur les moteurs de recherche, qui aboutissent à mon site. Je ne vois d'ailleurs rien de péjoratif à ce mot, comme l'affirme la notice Wikipédia.

A propos de dialecte haut-alpin, je présente ici la page de titre d'un très rare ouvrage d'un poète local d'Orpierre, Victor Monard (1810-1867), très largement oublié aujourd'hui alors qu'il a, le premier, publié des textes originaux en provençal haut-alpin (région d'Orpierre). Auparavant, ce n'étaient que des traductions, comme la célèbre traduction de la parabole de l'enfant prodigue, qui a permis d'illustrer sous l'Empire la diversité des parlers régionaux.

Un jour, je parlerai plus longuement de Victor Monard.


Pour finir, n'oubliez pas le 18e salon du régionalisme alpin, avec pour thème "Le tourisme dans les Alpes". J'y serai vendredi 20 après-midi.

mercredi 11 novembre 2009

"Edition et Sédition", de Robert Darnton

Aujourd'hui, je prends les sentiers de traverse. Je quitte un peu le Dauphiné et ses montagnes pour vous parler d'une de mes lectures récentes :

Robert Darnton
Edition et Sédition. L'univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle
Gallimard, NRF Essais, 1991

Robert Darnton, historien américain, spécialiste des Lumières et de l'histoire du livre sous l'Ancien Régime, s'interroge sur la diffusion de la littérature clandestine dans la France pré-révolutionnaire. Il souhaite apporter des éléments de réponse à la question de savoir ce que lisaient les Français au XVIIIe siècle et quelle influence ces lectures ont pu avoir sur la formation de l'esprit révolutionnaire.

Son analyse de la diffusion de la littérature clandestine se fonde sur les riches archives de la Société Typographique de Neuchâtel (STN). Cette Société, active surtout entre 1771 et 1784, fournissait de nombreux libraires français en livres interdits, appelés généralement "livres philosophiques". On y trouve des essais philosophique à proprement parler (Voltaire, Rousseau, Holbach, etc), mais aussi des libelles politiques, des essais anti-religieux, des ouvrages pornographiques (Le portier des Chartreux, l'Académie des Dames, etc) et des recueils d'anecdotes souvent graveleuses sur les puissants du moment (Les fastes de Louis XV, Les Mémoires de la comtesse Du Barry, etc). La STN éditait elle-même certains de ces ouvrages, mais le plus souvent, elle procédait à des échanges avec d'autres éditeurs, afin de pouvoir servir les commandes des libraires.

Ces archives contiennent en particulier les correspondances avec les libraires, clients de la STN. Cela permet d'éclairer les circuits de distribution du livre clandestin, ainsi que d'établir des statistiques sur les ouvrages et les auteurs les plus demandés. Pour les auteurs, on trouve parmi les plus importants Voltaire, Mercier, d'Holbach, Rousseau, Hélvetius, etc. Parmi les ouvrages, le "best-seller" est L'an 2440, de Mercier, suivi des Anecdotes sur Mme du Barry, Systèmes de la nature, d'Holbach, Le tableau de Paris, de Mercier et l'Histoire philosophique de Raynal.

L'exploitation de ces correspondance est l'occasion de faire le portrait de 3 types de libraires :
- le colporteur (Chapitre III Le colporteur et sa condition). Le colporteur normand Gille.
- le petit libraire de province, qui est passé du colportage à l'établissement fixe, souvent dans une grande précarité et une grande fragilité (Chapitre IV De la contrebande à la boutique). Le libraire Gerlache de Metz.
- le libraire installé de province (Chapitre V Honorables libraires et grand commerce). Le libraire Manoury de Caen.

Les libraires Robert et Gauthier, de Bourg en Bresse, font partie des 12 libraires qui ont eu un commerce régulier avec la STN. Ils passent 17 commandes d'octobre 1772 à novembre 1783. Elles portent sur 77 ouvrages prohibés dont les plus demandés sont les 16 ci-dessous :
l. Dissertation sur l'établissement de l'abbaye de Saint-Claude... [Christin] : 100 (1)
2. Vie privée de Louis XV... [Moufle d'Angerville ? ou Laffrey ?] : 50 (1)
3. Fastes (les) de Louis X V. [Ange Goudar] : 39 (1)
4. An (l') 2440... [Mercier]: 37 (4)
5. Œuvres, Rousseau : 36 (5)
6. Histoire de dom B ***, portier des Chartreux... [Gervaise de Latouche ? ou Nourry ?] : 36 (3)
7. Tableau de Paris...[Mercier]: 28 (3)
8. Anecdotes sur Mme la comtesse Du Barry [Pidansat de Mairobert ? ou Théveneau de Morande ?]: 27 (2)
9. Système de la nature... [d'Holbach] : 24 (2)
10. Chandelle (la) d'Arras... [Henri-Joseph Du Laurens] : 24 (2)
11. Lauriers (les) ecclésiastiques... [Rochette de La Morlière]: 22 (3)
12. Académie (l') des dames... [Chorier]: 20 (3)
13. Epîtres, Satires, Contes, Odes et Pièces fugitives...[ Voltaire]: 18 (l)
14. Fille (la) naturelle [Nicolas Edme Restif de la Bretonne]: 18 (l)
15. Militaire (le) philosophe... [d 'Holbach et Naigeon]: 14 (2)
16. Histoire philosophique... [ Raynal] : 14 (2)

Le premier chiffre indique le nombre d'exemplaires commandés, le chiffre entre parenthèses le nombre de commandes faites pour ce titre.

Une analyse de ce livre peut être téléchargée à cette adresse : www.lettres.ac-versailles.fr/IMG/doc/Darnton_Edition_Sedition.doc

Au-delà le l'intérêt propre de cet ouvrage, je m'y suis intéressé aussi à causes des libraires Robert et Gauthier de Bourg-en-Bresse. En effet, le Dauphiné n'étant jamais très loin, le libraire Gauthier est Antoine Gauthier, du Noyer, dans les Hautes-Alpes, et son frère Jean-Baptiste.
Je fais actuellement des recherches sur cette famille qui s'est ensuite installée à Lons-le-Saunier.

Les libraires Robert et Gauthier seront aussi éditeurs :

dimanche 1 novembre 2009

"Les deux petits Robinsons de la Grande-Chartreuse", de Jules Taulier

Quels sont donc ces deux malheureux enfants perdus dans le froid et la neige ?


Qu'allaient donc faire Albert et Mathilde de Meylan à la Grande-Chartreuse, seuls ? Pour le savoir, il faut lire le roman pour la jeunesse de Jules Taulier :
Les deux petits Robinsons de la Grande-Chartreuse

L'ouvrage que je présente aujourd'hui est la 3e édition, parue dans la célèbre "Bibliothèque Rose" de Louis Hachette.


En deux mots, l'histoire :
A la fin du siège de Lyon, en octobre 1793, la famille de Meylan est obligée de se séparer. Le père s'enfuit, pour échapper aux persécutions. La mère, avec ses deux enfants Albert, 12 ans, et Mathilde, 10 ans, rejoint Grenoble. Elle y meurt, laissant ses deux enfants seuls. Avant de mourir, elle leur avait demandé de rejoindre leur oncle, supérieur des Chartreux, au couvent de la Grande-Chartreuse. Après un nouveau voyage éprouvant, ils arrivent au couvent et constatent qu'il a été déserté, suite aux persécutions religieuses révolutionnaires. Coincés par le neige, ils passent l'hiver seuls dans ce couvent désert, apprenant peu à peu à survivre avec les réserves laissées par les religieux. Au printemps, ils sont obligés de fuir devant l'arrivée de l'administrateur du couvent. Errant dans la nature, ils sont recueillis par un bûcheron qui les amène au village de la Ruchère où ils sont hébergés par le curé du lieu. Vite adoptés par les villageois, ils se font aimer par le bien qu'ils répandant autour d'eux. Les épreuves ont épuisé la jeune Mathilde qui s'affaiblit peu à peu. Juste avant de mourir, elle a la joie de revoir son père qui vient de retrouver les deux enfants au village. Après le décès Mathilde dans les bras de son père, ils quittent le village. La Révolution terminée, ils retournent s'installer à Lyon.

L'ouvrage est l'occasion d'évoquer quelques pages historiques : la siège de Lyon, l'histoire de la Grand-Chartreuse, la Révolution dans le Dauphiné. Jules Taulier relève plusieurs fois la modération des Dauphinois, même au moment de la plus grande violence de la Révolution. C'est la raison pour laquelle il fait fuir la mère et ses enfants vers Grenoble : "La Révolution n'a pas étendu ses fureurs dans ces montagnes." (p. 8). L'accueil au village de la Ruchère est une autre illustration de cette modération : "La Révolution a passé dans cette heureuse, contrée sans y laisser de traces sanglantes. Les féroces proconsuls, que Paris envoyait dans les principales villes de France, et qui s'y sont signalés par tant d'horribles massacres, n'ont pas osé se hasarder en Dauphiné. Ils savaient que les habitants ne se soumettraient pas facilement à leurs caprices sanguinaires et qu'ils ne courberaient pas la tête devant la tyrannie républicaine, cent fois pire que toutes les autres. Les Dauphinois ont toujours été amis d'une sage liberté. Indépendants par. caractère, ils se sont jadis laissé donner à la France, mais à la condition d'être traités en hommes libres. Ils n'ont jamais souffert de bourreaux chez eux. "

Comme on le voit, ces lignes sont empreintes d'un patriotisme dauphinois, un des éléments d'une identité dauphinoise qui s'est créée, un peu artificiellement, au cours du XIXe siècle, au moment même où le Dauphiné, comme entité administrative, n'existait plus. On y trouve l'image du Dauphinois libre et indépendant, ne se soumettant que raisonnablement à l'autorité, modéré dans ses passions et dans ses écarts. Jules Taulier avait tracé le portrait, tout de modération et de prudence, d'un autre Dauphinois dans une biographie publiée en 1859 : Notice historique sur Bertrand-Raymbaud Simiane, baron de Gordes.

Tout le monde ne partageait pas les réserves de Taulier à l'égard de la Révolution. Antonin Macé, un autre érudit dauphinois, regrette "cette sorte de parti pris de jeter de l'odieux sur la révolution française, à laquelle, en dernier résultat, nous devons tout ce que nous sommes, et dont les grands principes sont le fondement des sociétés modernes."

Les passages les plus intéressants de cet ouvrage sont le voyage des deux jeunes enfants de Grenoble à la Grande-Chartreuse, puis leur séjour forcé dans ce grand couvent désert, où, au début, ils souffrent de froid et de faim, avant de trouver les riches réserves qu'ont abandonnées les religieux. Ce sont les pages les plus fortes de l'ouvrage, loin de celles consacrées au séjour à la Ruchère où l'on retrouve une littérature d'édification morale, pleine de clichés et de présupposés idéologiques sur la supériorité aristocratique et catholique. Dans les quelques pages du voyage et de l'arrivée au couvent, on retrouve l'esprit d'abandon et d'aventure de tous ces ouvrages où des êtres se retrouvent soudainement seuls dans un monde hostile, comme le premier Robinson ou l'
Ile mystérieuse de Jules Verne. Malheureusement, la faiblesse du style de Jules Taulier n'a pas sur tiré le meilleur parti de la situation. Quelle puissance aurait pu atteindre l'évocation de ces deux enfants, perdus dans la nuit et le froid, dans ce couvent aux proportions gigantesques pour eux, en même temps démunis et si proches d'une abondance qui, au début, leur est inaccessible !

Ce bel exemplaire, sur papier de chine, met particulièrement en valeur les gravures d'Emile Bayard et Hubert Clerget. Il est dans une reliure soignée, demi veau havane à coins, signée Stroobants :


Hubert Clerget a dessiné tous les paysages. J'ai sélectionné une vue de Grenoble et de la Grande Chartreuse.


Emile Bayard a dessiné les scènes de genre qui illustrent les épisodes du roman :



Emile Bayard (La Ferté-sous-Jouarre 2/11/1837 – Le Caire 12/1891) est un peintre, décorateur, dessinateur et illustrateur français. L'éditeur Louis Hachette a souvent fait appel à lui pour illustrer ses ouvrages, notamment ceux de la "Bibliothèque rose". Il illustre ainsi les
Les Misérables de Victor Hugo, La Case de l'oncle Tom de Harriet Beecher Stowe, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune de Jules Verne.

Il est l'auteur de cette célèbre représentation de Cosette, qui a fait le tour du monde à l'occasion d'une comédie musicale planétaire.